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Channel: Observatoire de la vie politique turque » Saadet Coskun
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À propos de la réforme de l’article 301

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La polémique engendrée par l’article 301 du Code pénal turc limitant la liberté d’expression a pris fin le mercredi 30 avril 2008. Après huit heures d’intenses discussions, le Parlement a adopté la modification de l’article par 250 voix contre 65.

Ces deux dernières années, l’article 301 a été la cause de nombreux procès à l’encontre de journalistes et d’écrivains, tels Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, Elif Safak, auteur du livre «La bâtarde d’Istanbul» ou Hrant Dink, le rédacteur en chef du journal turco-arménien Agos, assassiné l’an dernier.

En effet, ce texte, considéré comme l’un des plus grands obstacles à la liberté d’expression dans le pays, stipulait : «Le dénigrement public de l’identité turque, de la République ou de la Grande Assemblée nationale turque sera puni de six mois à trois ans d’emprisonnement.» A cet égard, on remarquait que les peines variaient en fonction du lieu où la faute était commise : «Dans les cas où le dénigrement de l’identité turque est commis par un citoyen turc dans un autre pays, la peine est alourdie d’un tiers». Le dernier alinéa de l’article en question, ajouté lors des réformes réalisées en 2005, précisait certes : «L’expression d’une pensée à visée critique ne constitue pas un délit». Cependant, la frontière entre la critique et le dénigrement restant très floue, il était difficile aux journalistes et aux écrivains de ne pas la franchir, un jour ou l’autre.

Avec cette réforme, le nouvel article 301 est ainsi rédigé : «Le dénigrement public du peuple turc, de l’Etat turc, de la Grande Assemblée Nationale turque, du gouvernement de la République de Turquie, et des organes judiciaires de l’Etat sera puni de six mois à deux ans d’emprisonnement». Les modifications concernent ici la réduction de la peine maximale qui passe de trois ans à deux ans, et le remplacement du terme « identité turque » par « peuple turc ». Le dernier alinéa précise que «les poursuites judiciaires au titre de la loi nécessitent l’autorisation du ministre de la Justice». Désormais, les yeux sont donc rivés sur ce dernier, Mehmet Ali Sahin, puisque les quelques 1189 dossiers contentieux en cours sont automatiquement suspendus et doivent lui être transmis pour être réétudiés.

Les organisations de la société civile turque jugent néanmoins cette réforme insuffisante et estiment que les termes sont trop vagues pour empêcher les plaintes déposées contre les intellectuels. Les défenseurs des droits de l’homme pensent également que les modifications sont limitées et ne permettront pas d’assurer pleinement la liberté d’expression. Selon eux, cette réforme n’est qu’une mesure en trompe l’œil qui laisse intact l’article 301.

L’AKP, qui possède 340 sièges sur 550 au Parlement, a été pour l’essentiel, le seul parti à approuver la réforme. Le positionnement de l’opposition le démontre clairement. Alors que Devlet Bahçeli, le leader du MHP (Parti du Mouvement Nationaliste) accuse l’AKP de «calomnier l’honorable histoire de la Turquie», le CHP (kémaliste) reproche au parti majoritaire d’avoir cédé trop facilement aux pressions de l’UE.

Du côté européen, la réforme a été saluée. Le commissaire à l’élargissement Olli Rehn a déclaré que « la modification de l’article 301, un des plus grands obstacles à la liberté d’expression a été une très bonne chose, nous attendons le même succès concernant l’amendement et l’adoption des autres articles du Code Pénal turc restreignant la liberté d’expression ». Cet article contesté par l’UE avait été pourtant adopté il y a trois ans au moment des réformes turques lancées, en juin 2005, pour satisfaire les critères de Copenhague, avant l’ouverture du processus d’élargissement. Il était venu remplacer l’article 159 de l’ancien Code Pénal turc. Aujourd’hui, l’article est amendé et sa modification est saluée une nouvelle fois, mais notons, d’une part, qu’il reste encore, dans le corpus juridique turc, quelques dizaines de dispositions semblables à l’article 301, permettant d’inculper des personnes pour atteinte à l’identité turque et, d’autre part, que l’adoption d’une loi est certes un pas important mais qu’elle ne garantit pas son application. La présidence slovène de l’UE a tenu d’ailleurs souligné en disant à propos de cette réforme : «C’est un pas en avant constructif vers la protection de la liberté d’expression et nous attendons avec impatience sa mise en œuvre effective».

Accusé d’activités anti-laïques et anti-démocratiques, l’AKP mène, on le sait, depuis plusieurs mois une rude bataille pour éviter d’être dissous. Cette procédure est intervenue après la révision, par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, des articles 142 et 110 de la Constitution, visant à autoriser le port du voile dans les universités. On ne peut donc pas s’empêcher de s’interroger sur le lien existant entre la réforme de l’article 301, attendue et exigée depuis longtemps par l’UE, et le procès engagé contre l’AKP. Le parti majoritaire doit en effet plus que jamais montrer qu’il est attaché à la démocratie et à l’Etat de droit pour obtenir le ferme soutien de l’UE.

L’adoption de cette réforme représente un pas en avant positif pour la liberté d’expression en Turquie. Mais c’est sa mise en œuvre effective qui attestera des intentions véritables du gouvernement. Car le problème ne vient pas tant du texte (désormais assez peu éloigné des mêmes textes occidentaux en la matière) mais de son application.

La récente condamnation de Ragip Zarakolu témoigne des risques existants. Cet éditeur a été inculpé à Istanbul le 17 juin dernier pour «insulte à la nation» : il avait publié le livre de Georges Jerjian «La vérité nous libèrera, Turcs et Arméniens réconciliés», en 2004. Pensant que son cas serait présenté au Ministre de la Justice, comme le prévoit la nouvelle rédaction de l’article 301, Zarakolu a été surpris de constater que la nouvelle version du texte ne lui a pas été appliquée pour son procès. En effet, le juge a estimé que la modification de l’article ne pouvait ici prise en compte, l’éditeur étant jugé finalement sur la base de l’ancien article 159 du code Pénal. Cette décision montre que les modifications de l’article 301 ne comblent pas les manquements à la liberté d’expression en Turquie. L’abrogation totale de cette disposition est-elle alors le seul moyen d’assurer la liberté d’expression en Turquie ?

Cette abrogation est cependant irréalisable, tant que les mentalités ne changent pas. Comme indiqué précédemment, le problème ne vient pas du texte proprement dit mais plus précisément de la légitimité qu’il peut avoir auprès d’une partie de la population, des partis politiques et de l’armée. Car il est flagrant de voir qu’en Turquie, l’article 301 n’indigne pas l’homme de la rue et que la plupart des instances étatiques s’en accommodent fort bien. La population dans son ensemble n’est pas réellement partie à ce débat et se sent peu concernée (alors que 6000 cas ont été recensés ces cinq dernières années). Par ailleurs, l’armée considère qu’elle a besoin de cet article pour se protéger des critiques. Enfin, le parti majoritaire (l’AKP) est dans une position ambiguë : d’un côté, il doit répondre aux exigences de l’UE, ce qui l’a incité à amender l’article, mais, d’autre part, il ne peut prendre le risque de détériorer encore ses relations avec l’armée, les milieux nationalistes et l’opposition, ce qui peut expliquer la légèreté des modifications finalement
réalisées.

En d’autres termes, l’amendement de cet article semble être plus une préoccupation de l’Union européenne, et en Turquie, des journalistes, des opposants et les défenseurs des droits de l’homme que du pays dans son ensemble… Le retard mis par le gouvernement à modifier ce texte et la concomitance de cette modification avec le procès contre l’AKP montrent que la réforme de l’art. 301 découle plus d’un calcul tactique du parti gouvernemental que d’une adhésion véritable de sa part aux valeurs fondamentales de l’UE.
Saadet Coskun


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